Il devait être environ 22h quand je sortis de ma chambre. Comme promis à la lutine qui se retrouvait de corvée chez les cœurs, j’allais la retrouver au parc. Probablement qu’elle aurait plein de trucs à raconter, je l’imaginais déjà tourner en rond devant moi mimant des airs de dégouts à cause des niaiseries héroïques qu’elle aurait vu dans ce bâtiment, pendant que je serais assis sur un banc à l’écouter parler. Sûrement que je ne décrocherai pas un mot pendant cette partie de notre rencontre, non pas qu’elle ne m’intéresse pas mais plutôt parce que les banalités ne me vont pas. Ce qu’elle a du deviner depuis longtemps. Enfin, tout cela n’est que supposition : si ça se trouve, elle n’arriverait pas à se libérer de sa tâche.

En ce qui me concerne, je n’eus aucun mal à sortir du bâtiment des As : c’est qu’avec les évènements, beaucoup de rumeurs circulaient. Sur Pandemonium, ses chefs… L’on m’avait même, dans certaines rumeurs, associé à Pande’ (et il en était sûrement de même pour la lutine). Seulement, si pour certains il était évident que ma compare et moi étions les leaders de l’organisation, d’autres ne comprenaient pas pourquoi, à supposer que ces rumeurs soient vraies, nous n’étions pas arrêtés ou quelque chose du genre. Car rappelons le, Pandemonium était reconnue comme responsable du meurtre de l’ancien directeur. Quoi qu’il en soit, tous faisaient la déduction que si l’on nous associait ce crime, c’est que l’on devait être fort. Ce qui était vrai. Ainsi, parmi les quelques rebelles qui ne respectaient pas le couvre feu, aucun ne tenta de me dénoncer pour mon escapade. Ni ceux qui voulait bien se faire voir par les pions, ni ceux qui m’en voulait d’avoir fais des As une classe de parias en commettant ce crime avec Shae.

Dehors, il n’y avait pas beaucoup de lumière. C’est que Rakishou était dans sa période d’ombre. Comme si l’académie était encore un peu sonnée par le soudain soulèvement qui l’avait frappé. Les quelques éclairages clignotaient ; ils n’avaient pas été réparés depuis l’incident (et après tout, éclairer le chemin des élèves faisant le mur n’était pas une priorité). Malgré l’obscurité, on pouvait quand même distinguer pas mal de silhouettes un peu partout. De petits groupes formés dans les recoins, près des murs, dans des endroits peu exposés. Nul ne doute que pour oser sortir malgré le règlement qui avait été resserré, ce genre d’élèves était généralement loin d’être inoffensif. En ce qui me concerne, je n’avais pas peur. Prenez ça comme un abus d’assurance si vous le voulez, mais après avoir fait face au directeur et à ses hordes de monstres, il était devenu beaucoup plus dur de m’intimider. D’autant que finalement, face à ces élèves dissidents, je me sentais un peu comme leur roi : il me semble que pour au moins la moitié d’entre eux, enfreindre le règlement n’était pas quelque chose d’habituel jusque là. Leur présence était une conséquence directe de Pandemonium : un groupe d’élève s’était levé contre l’académie et avait dit non. Ainsi, qu’importe le règlement, beaucoup avaient simplement commencé à le contourner selon leur envie. Non pas pour créer un nouveau soulèvement, mais simplement parce qu’ils n’avaient plus confiance en l’académie. Ils avaient sûrement peur de ce que leur réservait le futur. Ils voulaient se retrouver et se rassurer, l’union faisant la force.

Bref, j’arrivais finalement au parc. Il devait être quelque chose comme 22h10. N’apercevant pas Shae, je choisis d’aller m’asseoir sur un banc, près d’un de ses éclairages qui déconnait. Ma présence baissant le climat sans que je ne le fasse vraiment exprès, la scène avait le petit côté glauque que j’appréciais tant et qui m’assurait, en général, la tranquillité. En réalité, ce banc m’était assez familier et pour cause : depuis que le nouveau directeur avait un moyen de pression contre moi (et ma camarade), je venais régulièrement le soir ici pour réfléchir à comment améliorer notre situation. Comment se libérer de cette emprise qu’il avait sur nous. Parfois, je me disais qu’il ne suffirait que de recommencer Pandemonium… Mais le problème était que nous étions bien trop surveillés en journée pour ça… Alors que faire ? Car il était bien évidemment hors de question que nous restions à la botte de qui que ce soit.

La lutine m’apparut après une de ses fameuses entrées extravagantes ; soi-disant qu’il faisait trop froid dans le coin. Sa venue réchauffa instantanément les environs en tout cas. Petit sarcasme, histoire de rappeler qui elle était, mais derrière l’ironie, je sentais très bien qu’elle était tout de même contente de me voir, et c’était réciproque. Même son perpétuel masque de provocation ne parvenait pas à me faire regretter son rendez-vous (et pourtant, lorsque l’on connait le personnage, on sait combien elle est capable de tirer sur la provocation). L’évocation de Mischa me fit en tout cas tilter. J’haussais les sourcils en regardant ses cheveux.

_Dure cette mission… ? Demandais-je d’un air mi-compatissant, mi-moqueur.


A y réfléchir, je n’avais pas trop de quoi me moquer. Cette mission, même si je ne savais pas en quoi exactement elle consistait, était probablement un petit message du directeur à l’As pour lui dire de se tenir à carreau, sans mauvais jeu de mots. A tout moment donc, je devais m’attendre à recevoir un message de l’administration me confiant une tâche ridicule par rapport à mes capacités. Qu’il essaye, pensais-je. Qu’il en profite tant qu’il le peut. Enfin. Pour l’heure, il pouvait faire ce qui lui chantait. Ni Shae ni moi ne pouvions préparer quoi que ce soit, nous étions trop surveillés. J’avais envisagés beaucoup de scénarios dans ma tête, ces soirs où je venais ici.

_J’ai hâte de voir la prochaine que l’on va me confier, ironisais-je.


Nous aurions pu tout simplement quitter l’académie, après tout nous n’avions plus tant à apprendre que ça, je pense. Mais le fait de simplement tourner les talons résonnait comme une défaite pour moi, qui, avec le temps, avait plutôt souhaité conquérir Rakishou que de la détruire. D’autant qu’il aurait pu nous retrouver et nous faire chanter par rapport à ce qu’il savait de Pande’, si nous étions tout simplement partis. Refonder Pande’ n’était pas possible pour ces mêmes raisons : au premier soupçon, il saurait nous inculper de tout et n’importe quoi. Seulement, jusque là il ne l’avait pas fait. J’en avais déduis qu’il comptait nous utiliser. Finalement, je devinais que ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne nous propose une alternative à notre situation de marionnettes, en échange de quelque chose. D’une certaine façon donc, on avait un coup d’avance sur lui.

_Qu’est ce que tu crois qu’il attend de nous ?

En lui demandant ça, je supposais qu’elle était déjà arrivée à la même conclusion que moi ; contrairement à ce que son allure de tête brulée extravertie pouvait laisser penser, Shae était une fine stratège.

_On doit trouver un moyen d’inverser la donne. Concluais-je.